La dérive des ombres
Jongleries 04
Chacun est l'ombre de tous. (Paul Éluard)
On a beau fermer les yeux, force est de constater que ça ne va pas si bien dans le meilleur des mondes – et le seul qu’on a.
À vouloir repousser sans cesse les limites, on en vient à tronquer la réalité et c’est tout l’ensemble de nos connaissances qui est malmené.
À défaut de pouvoir détourner le regard de ces horreurs qui nous sont constamment proposées – et imposées – nous avons choisi de nous brider le cœur.
Nos consciences ont des carapaces épaisses. Nos ambitions, des œillères démesurées.
Se répéter du matin au soir que c’était prévisible ne nous avancera à rien.
Le temps presse, il faut agir. C’est devenu un lieu commun.
Comme plusieurs, je sens l’urgence de partir, d’aller là où la beauté s’accroche pour être en mesure d’en témoigner avant qu’elle ne disparaisse tout à fait – ou qu’une caste de parvenus ne la privatise.
Comme je vis déjà en marge depuis un bon bout de temps, il semble que ça s’impose à moi d’autant plus.
Néanmoins, je me suis toujours méfié des raccourcis faciles, privilégiant plutôt des trajectoires alternatives – souvent ambivalentes mais qui au moins offrent la possibilité d’un accès au savoir et à l’imagination.
Aussi bête que buté, et sans doute naïf, j’ai lutté presque sans relâche pour ne pas rentrer dans le rang.
Il fut une époque où j’explorais aveuglément les profondeurs de l’inconscient. Sans doute pensais-je y dénicher quelque artéfact mental à même d’étayer mes convictions.
C’est dire mon espoir et mon désir de me rendre compte.
Avant que l’on ne me musèle, me bannisse ou me déporte là où personne ne me prêtera plus attention, je préfère déguerpir de plein gré et au plus vite, sortir au grand air, me libérer de cette société sclérosée de loisirs et de distractions qui ne ménage aucun effort pour m’entraver.
Il doit bien rester quelque part une oasis, un refuge qui se joue des pronostics, une maison, fut-elle hantée…
Si je la découvre un jour et parviens à m’y rendre, j’en ouvrirai grand les fenêtres pour que les vents puissent venir déloger les chagrins fantômes.
J’en arracherai chacune des portes et j’en ferai un grand feu pour signaler ma présence.
Et je t’attendrai, toi qui t’es perdue dans les ombres en dérive mais qui a su conserver la candeur de croire en la bonté du monde et son harmonie fondamentale.
Je t’attendrai, à la lueur des flammes, un verre à la main.