Bac en blanc
- Claudius
- 2 juin
- 5 min de lecture

Nouvelle poésie.
Faire fi. Être celui, celle – ciel ! – qui rafraîchit le style, au prix d’un verbiage en étant complètement dénué, et qui propose, dans un contenant des plus olfactifs, un contenu se voulant résolument provocateur.
Nouvelle poésie.
Il faut parler de cul à tous les dix mots, tortiller les phrases les plus insignifiantes jusqu’à les rendre vulvaires vulgaires !
Nouvelle poésie.
J’en suis toujours à rattraper mon retard sur l’ancienne avant-garde. Un peu de patience et je passerai en tête de peloton : une horloge arrêtée donne tout de même l’heure exacte deux fois par jour !
Nouvelle poésie.
Incisive, exclusivement inclusive, en transe, de biais, en première ligne, de couleur et de nation, dénonciatrice à défaut d’imaginative. Et d’ailleurs, qu’est-ce que l’imagination dans l’écriture des nouveaux contemporains ? La forme ne semble plus servir qu’à magnifier un contenu ultra polarisé – et polarisant à dessein. Mais je m’égare – et je m’en excuse. Il est vrai que, de nos jours, il faut plutôt dire : rafraîchissant.
Je ne suis pas un précurseur, je ne l’ai jamais été, il s’en faut de beaucoup.
Je ne suis ni assez jeune, ni assez vieux, foncé ou pâle pour me plaindre.
Je ne suis pas désorienté, désaxé, transcendé, exploité, victimisé.
Je ne suis rien de particulier, sinon qu’accidentellement oublié ; banal à force de m’être déraciné d’un réel qui m’affligeait. Mais qui veut entendre la banalité d’un unique individu oublié, même affligé ?
L’oubli n’intéresse personne.
L’oubli, c’est ce qui tombe dedans.
L’oublié, c’est celui qu’on a laissé – tomber, justement – car vestige d’un passé qu’on est en train de réécrire, voire carrément d’effacer. D’ailleurs, on ne dit plus censure ni rectitude. Pire, on ne prend même plus la peine de dire : on montre, on désigne, on dénonce.
Par contre, on tolère.
On tolère tant et tellement que l’intolérance même est à présent tolérable. C’est une nouvelle mode, un mouvement de masse. Tout est bon à dénoncer, à refaire en plus convenable, aseptisé, prémâché, caviardé. Alors qu’une partie croissante de la population mondiale ne consomme plus que des livres de cuisine et autres savonnettes à la sauce moyenâgeuse, on en profite pour « moderniser » en douce la moindre nouvelle, le plus petit essai, dont les auteurs et autrices (ô triste langue), qui bouffent du pissenlit depuis plusieurs éternités, sont livrés en pâture à leurs descendances, avides elles aussi, de gruger de leurs belles dents blanches ce fromage dûment pasteurisé.
Il faut « corriger » les œuvres jugées non-convenables. Le fantôme de Shakespeare a des démangeaisons. Hugo et Zola seront bientôt mis en examen. Les Fourberies ne passeront plus. Les Fables seront révisées pour ménager la susceptibilité de la moindre fourmi hermaphrodite. On fera enfin la lumière sur Les Mille et une nuits. Rimbaud, Lautréamont, Artaud et les autres n’ont qu’à bien se tenir les couilles. On fouille dans les caveaux du passé alors même que le présent n’en finit plus de ramasser ses dépouilles. On prétend y trouver – ou sinon on invente – des « horreurs » qu’il faut absolument faire disparaître du catalogue de l’Histoire.
On fait désormais dans le révisionnisme en gros, et c’est une véritable mine d’or pour une nouvelle race de censeurs et autres influenceurs, ces héros bien-pensants modernes. Pour raison de mysoginie rétrospective (et rétroactive), James Bond sera dorénavant une femme, ou mieux, transgenre. On biffera toute allusion à la cigarette dans tous les documents de toutes les époques, quel qu’en soit le format. Car vraiment, n’est-ce pas, c’est trop fumant. Dans toutes les bibliothèques, on prendra soin d’enlever des rayons de la section Petite Enfance, les livres au contenu jugé trop explicite – car il faut à tout prix préserver nos petits princes et petites princesses d’une éducation trop précoce, n’est-ce pas ?
Ainsi, pendant qu’un peu partout on élève le mensonge au rang de politique nationale transpartisane, que dis-je, de nouveau dogme, les rares tenants d’une certaine transparence doivent s’autocensurer sous peine de se voir accusés de propager une pensée alternative causant la perversion de la société, quelle ironie !
C’est le bouquet ! Et le pot n’est pas loin, c’est le cas de le dire.
C’est qu’il n’y en a plus que pour le contenant, la représentation, l’image, la promotion, la diffusion, l’acceptabilité sociale et, pour ce faire, on nous fourgue des mécanismes incompréhensibles qui nous font perdre un temps inouï. On fout des moteurs jusque dans nos recherches, sauf celle de la vérité, cela va sans dire. Pour nous faire oublier d’où on vient et où on va, on nous apprend à détourner le regard sur les injustices qui se multiplient. Il faut nous changer les idées. Alors on nous exhorte à voyager, aller se faire voir ailleurs, là où il fait beau. On nous montre du luxe. On déploie devant nos yeux du gros, du grand, du bling, du wow ! On nous promet du merveilleux, on nous assure du mieux que vrai, du plus grand que nature (nature qu’on est en train de saccager, à profit et à notre insu). Pour mieux nous aveugler, on nous en met plein la vue. C’est à couper le souffle – et le sifflet par la même occasion. Enfin, on nous vend, à gros prix, de la distraction, de l’ébahissement garanti, de l’émotion immersive. On nous organise, on nous mitonne. On nous raconte tellement de bêtises. Plus c’est gros, plus ça passe, disait Goebbels, ce charismatique chantre nazi, qui ne serait pas peu fier des propagandistes modernes.
Devant tout ce déploiement de merveilles, qui veut encore de la poésie ? Après s’être gavé d’extraordinaire, d’expériences uniques (payables en 24 versements faciles), qui peut encore faire la différence entre un vers et un slogan ? Qui cherche encore l’amour véritable dans les hypermarchés du sexe performance et des pilules magiques multicolores ? On veut de la sensation, du scandale, du pouvoir, même polarisé, même biaisé, détourné, botoxé. Et tout ça, bien sûr, dans un confort inégalé, à l’abri des intempéries, des contrariétés et de toutes ces petites choses ce qui ne nous concernent pas. Il est vrai qu’on n’a plus le temps, qu’on ne se préoccupe plus que de soi-même, de sa petite famille et de sa garde rapprochée.
À chacun son île, son domaine, ses barbelés.
Justement.
Mon île, ou plutôt mon paradis, j’ai du mal à le reconnaître.
Tant il s’est modernisé, engraissé, embourgeoisé, gentrifié, aseptisé.
Tellement on l’a tendu, tondu, encadré, cadastré, délimité, clôturé.
Il pleut des ragots et on s’en lave les mains.
Le climat se dérègle et on ne fait rien.
La pollution menace et on laisse faire.
L’air est surchargé de particules nocives.
On craint la noirceur alors on la troue à coups de lampadaires si éblouissants qu’ils font fuir les étoiles.
Même les chants éoliens et le bruissement des vagues on les fait taire.
À cause de notre dépendance aux engins motorisés de toutes sortes, on est en train d’annihiler, d’atomiser le moindre petit havre de paix et de calme qui reste.
Il se peut bien que les prochaines générations ne connaissent jamais le silence.
Mais il n’est pas trop tard !
La gestion des résidus, matière à réflexion s’il en est une, étant continuellement à l’ordre du jour, je crois qu’une action s’impose. Alors, avant que le monde ne s’empoubellise pour de bon et sans retour, je propose – qu’on se le dise ! – l’implantation d’un quatrième bac. Après le vert recyclage, le brun compost et le noir dégueu, adoptons le bac blanc, celui qui blanchit tout ce qu’on veut : argent, mensonge, envie, violence, harcèlement, mauvaise conscience. Avec le nouveau bac vous serez à l’abri de tout ! Le bac blanc : nouveau symbole des révisionnistes, monument ultime à la gloire de la superficialité et de la néantisation culturelle, effaceur magique qui javélisera le monde une fois pour toute.
Et sur ces nouvelles pages immaculées, lavées enfin des impuretés, nous écrirons un nouveau chapitre, plus optimiste et réjouissant celui-là – et plus poétique, espérons-le.
On n’aura pas besoin d’IA pour comprendre ça !
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